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Pulsation de l’histoire pour un « Beat » du présent.

Par Noemi Niederhauser, janvier 2019


Un couloir étroit. Des murs faits de planches de bois. La vie quotidienne qui se laisse deviner au travers de leurs interstices. Surgis une cour intérieure à ciel ouvert où plusieurs rappeurs se partagent le micro. Scandant leurs lyrics au son de guitare et de tambours; ils sont entourés de textes, peintures et photos accrochées aux murs ou posés à même le sol.

 

Nous sommes dans la médina de Dakar, au coeur d’une baraque de 1914. Dans cet espace de vie se côtoient au quotidien les hommes et les chèvres domestiques. Pour l’occasion, la musique, les photos, les textes ainsi que la peinture se joignent à la conversation. En effet, Mamadou Boye Diallo, commissaire d’exposition, a choisi cette maison afin de présenter Face à Face: une exposition en hommage à Blaise Diagne et aux tirailleurs sénégalais. Face à Face se dévoile au coeur d’une baraque emblématique du quartier, un vestige de la création de la médina.

 

Le développement de ce « quartier indigène » de la ville de Dakar est le résultat d’une politique de ségrégation résidentielle mise en place par l’autorité coloniale française de l’époque. Suite à une grave épidémie de peste bubonique qui sévit en 1914; les autorités médicales françaises, afin de se prémunir contre la maladie tout en déclarant qu’il était impossible d’empêcher la contamination dans les habitations africaines de qualité médiocre, souvent construites en paille, décidèrent pour des «raisons d’hygiène», que la population indigène devait être isolée dans un endroit éloigné de la ville européenne. Ainsi fût créée la médina. Cet évènement coïncida également avec l’élection de Blaise Diagne, premier député africain noir à la chambre des Députés française. Des partisans de Blaise Diagne s’organisèrent à ce moment en résistance, afin d’empêcher l’incendie de leurs maisons à des fins d’hygiènes, craignant par là-même de se faire exproprier. Lorsque la guerre de 1914 éclata, le processus de relogement se ralentit et seulement une partie du plan fût mise en place. Cette baraque, choisie pour l’exposition Face à Face fut l’une de celles déplacées de Dakar-Plateau à la nouvelle médina en 1914. Elle rend tangible dans sa matérialité, de la complexité historique, culturelle et sociale du Sénégal passé et contemporain.

 

Dans l’exposition Face à Face, des pièces d’archives, des peintures d’artistes, des lyrics de rap ramènent Blaise Diagne ainsi que l’histoire des tirailleurs sénégalais vers le présent. La narration est distribuée entre plusieurs voix. Les générations se côtoient, se font entendre et se répondent. Une forme de « relais » entre les artistes, proposant des sentiments qui se bousculent, des pensées qui divergent, des documents qui se chevauchent et des connaissances qui se complètent. En se répondant par l’intermédiaire de médiums variés, les artistes amènent à percevoir les différentes questions de représentation et l’influence persistante du passé, tout en opérant un travail de ré-appropriation vis-à-vis de celui-ci. En choisissant d’évoquer ce bout d’histoire au coeur même de la médina, dans des lieux de vie marqués par les réverbérations du passé, Mamadou Boye Diallo opère un double geste. Il ramène l’histoire et l’art au centre d’un dialogue social. Il propose une forme de médiation indispensable afin de démêler la complexité du présent et d’offrir une compréhension des processus contemporains, intrinsèquement liés au passé. Au-delà de la recherche historique, Mamadou Boye Diallo s’engage à travers cette exposition dans une nécessité sociale. En donnant la parole à cette mémoire-là, à ces souvenirs intimes et individuels, en les laissant s’exprimer par le biais de l’art; il produit un acte militant et politique. Celui de démêler l’emprise que le passé peut avoir sur les individus, sur leur corps et sur leurs émotions. Celui de légitimer le souvenir, d’éclairer des zones d’ombre, ou comme exprimé par l’historien Marc Bloch d’aborder l’histoire comme une «science en marche », une «science des hommes dans le temps», grâce auquel se fonde l’espoir que «les sociétés consentiront enfin à organiser rationnellement, avec leur mémoire, leur connaissance d’elles-mêmes»1.

 

Ainsi, Face à face, trouve sa pertinence de par la creation d’un espace de réflexion qui privilégie la multiplicité des voix, une « mode grammatical de la relativité, [qui] convient à une science du divers »2  et qui revendique et propose d’aborder l’histoire comme un bien commun, c’est-à-dire en tant que mémoire active. Ici, l’histoire et le passé sont pensés comme des formes de narration en mouvement, en devenir, avec lesquels il est un devoir de dialoguer afin de rendre tangibles leurs réverbérations sur le présent et potentiellement en modifier leurs trajectoires.


1. Bloch, Marc. Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, préfacé par J. Le Goff, Paris : Armand Colin, 2018.

2. Ibid

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